transfer édition 02 | 2019

Rallier les hommes

Un entretien avec le Prof Dr Gudela Grote, autour de la « numérisation du monde du travail »

Le monde du travail des secteurs de l’approvisionnement change lui aussi. Il s’accélère et les réglementations applicables deviennent de plus en plus complexes et restrictives. Les nouvelles technologies doivent élargir les possibilités vers des choses encore impensables hier. Le mot magique : « numérisation ». Va-t-elle guider les gens à l’avenir ? Ou les remplacer ? Comment réussir cette évolution ? Nous nous sommes entretenus avec Madame Prof Dr Gudela Grote, Professeur de psychologie des organisations au département « Management, Technology and Economics » à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), sur son sentiment.

Madame Prof Dr Grote, à quel point notre monde est-il numérisé de nos jours ?

(Riant). Nous numérisons déjà depuis fort longtemps, il s’agit d’un processus continu. Les pilotes volent avec des pilotes automatiques et l’automatisation industrielle existe depuis des décennies. La nouveauté sans doute, est la tentative d’automatiser les processus cognitifs qui restaient jusqu’ici réservés aux hommes. Cette évolution alimente les débats autour de l’intelligence artificielle et pose des questions : les machines sont-elles plus intelligentes que nous ? Ou encore la problématique de la maîtrise des machines par leurs concepteurs car elles s’autoforment. Savent-ils vraiment comment et ce qu’elles apprennent. Toutes ces questions soulèvent des craintes.

Mais dans la réalité, la situation est bien moins dramatique. Il existe toujours plus d’anecdotes et de plans dans le monde du travail que d’applications. Dans le même temps, l’intelligence artificielle a intégré de nombreux domaines dont nous n’avons pas conscience. Prenons par exemple la reconnaissance vocale : chaque smartphone la maîtrise au moins un peu. Cette technologie cache beaucoup d’intelligence artificielle. Nous devrions plus nous interroger sur notre numérisation dans le domaine privé que dans le domaine professionnel. Nous devons mieux appréhender l’intelligence artificielle en prenant vraiment conscience de sa présence.

Beaucoup de personnes évoquent la perte des expertises suite à la numérisation. On ne s’occupe plus des processus et on perd de vue les interactions, car la machine s’en charge. Est-ce vrai ?

Les discussions autour de cette question perdurent depuis longtemps, notamment pour les connaissances spécifiques accumulées au fil des expériences, soit toutes celles que nous n’apprenons pas dans les livres, mais dans la pratique. Demandons-nous plutôt si les hommes n’acquièrent pas un nouveau genre d’expériences, plus abstraites – lors de l’interaction avec le système et non plus avec les processus manuels.

Une chose est sûre, plus les processus sont interconnectés, plus il devient compliqué de tout savoir sur ces derniers. L’homme doit bien entendu parfaitement comprendre ce qu’il fait. Au fil des technologies, il est donc important de toujours redéfinir quelles connaissances sont nécessaire.

« Les changements se passent mieux et l’évolution technologique est plus efficace, lorsque les personnes concernées sont impliquées dans les décisions. »

Avec la numérisation des processus, la question de la responsabilité revient toujours : l’homme ou la machine ? Comment y répondre ?

On trouve de nombreux exemples très discutés comme les véhicules autonomes : doivent-ils avoir encore un volant ou pas ? Tant que mon véhicule en possède un, la question de la responsabilité est clairement réglée. Mais qu’en-est-il si ce n’est plus le cas ? Et c’est sans doute l’objectif, sinon à quoi sert un véhicule autonome (en riant). Donc lorsque le volant n’est plus là, je ne peux définitivement plus intervenir et par conséquent ne peut être tenue pour responsable. Qui alors ? L’exploitant du parc automobile ? Le constructeur ? Voire le concepteur qui a écrit le logiciel ?

Dans les processus en réseau où plusieurs acteurs accèdent simultanément au système, la responsabilité va et vient indéfiniment. Dans de tels cas, on tend à incomber la responsabilité au personnel opérationnel, même si ce dernier ne dispose d’aucun moyen d’intervention. Pour les véhicules autonomes, on penche de plus en plus à responsabiliser les constructeurs et les exploitants des technologies.

L’introduction de nouvelles technologies échoue souvent face à leur rejet ? Comment pouvons-nous améliorer leur acceptation ?

Cette question occupe régulièrement la recherche autour du facteur humain. Les bonnes résolutions s’arrêtent cependant souvent à l’agencement de l’interface homme-machine, soit au niveau de l’utilisateur. Elle est certes importante, mais insuffisante. Les technologies qui sont directement utilisées par les consommateurs donnent lieu à une résonance directe : si le produit est mal conçu, il n’est plus acheté. Ce retour direct manque pour les technologies qui touchent aux processus de travail. L’entreprise achète le système car elle pense par exemple augmenter sa productivité. Et l’entreprise croit ces promesses. Finalement, les gens sur place doivent finalement s’en débrouiller, voir assumer les responsabilités lorsque les résultats escomptés n’arrivent pas ou le processus ralenti coûte au bout du compte plus cher.

Il vaut donc mieux collaborer ?

Oui exactement. Bien sûr les réflexions sur des systèmes participatifs existent depuis longtemps. Mais même en mettant de la bonne volonté, cela n’est pas aussi simple à mettre en place. La raison : nous ignorons souvent tout ce qui est possible et quelle aide nous apportent de tels changements. Cependant, toute la base du processus réside ici : impliquer les gens qui sont concernés par ces changements et ces technologies, dans la décision. Nous devons en outre exactement évaluer les avantages et ne pas acheter une technologie juste pour le plaisir d’automatiser.

Dans le même temps, la volonté de changer et d’apprendre des employés est essentielle. Bien entendu, elle varie d’une personne à l’autre, mais elle dépend aussi de l’histoire d’un employé avec son entreprise. A-t-il eu la chance d’apprendre jusqu’ici ? Ou bien s’est-il contenté d’exécuter les tâches qui lui étaient clairement définies ? D’un seul coup, il doit s’affranchir et décider seul : une chose loin d’être acquise. La période de transition s’avère aussi décisive pour rallier ses employés. Par exemple, s’il faut les former à de nouveaux métiers, mieux vaut le prévoir assez tôt pour une mise en place progressive. La question est donc : suis-je en mesure de me laisser le temps du changement ?

« Un travail flexible est loin d’être idéal pour tout le monde. »

Nous parlons beaucoup d’assouplir le cadre du travail, travailler à distance, chez soi, comme et où bon nous semble : le tout bien sûr grâce à Internet. Quels points devons-nous prendre en compte afin d’éviter que cela ne dérape ?

Avant tout il est essentiel de bien définir les limites. Un travail flexible est loin d’être idéal pour tout le monde. Pour une meilleure mise en place, il est indispensable que l’employeur et l’employé expriment clairement leurs attentes envers le processus de travail. Nous devons donc précisément définir comment nous voulons intégrer ces formes souples de travail afin de recouper les différents intérêts. Concrètement : nous devons vraiment nous interroger sur la flexibilité recherchée pour qui et dans quel but, par exemple réaliser son travail aussi le weekend ou en privé pendant le temps normal de travail. Nous serions alors en mesure de savoir si cela peut fonctionner ou pas.

Les tâches gagnent en complexité, les réglementations deviennent encore plus strictes et les responsabilités augmentent. Le poids qui repose sur les épaules des employés ne cesse de croître : plus de stress et de risque de surmenage. Que peuvent faire les entreprises pour renforcer leur organisation et leurs employés ?

Nous pouvons nous appuyer sur deux caractéristiques de la « High Reliability Organization » (organisation ultra fiable). La première est l’attention des dirigeants ainsi que de tous les participants agissant sur les procédures de l’entreprise (« Sensitivity to operations »). Cela ne fonctionne bien sûr que sur place, et il faut vraiment être prêt à voir les problèmes. Ensuite nous devons vouloir nous en occuper (« Preocupation with failure »). Ce point permet aux entreprises d’identifier les crises et les évènements perturbateurs en amont, afin de les affronter de manière mieux ciblée.

Nous devons permettre aux collègues de travail de se rencontrer afin qu’ils partagent leurs expériences et connaissances. Il nous faut aussi cultiver le droit d’admettre qu’on ne peut pas résoudre une tâche, que cela soit pour une raison physique au psychique. Une peu comme les pilotes qui ont le droit de dire : « I am not fit to fly » et ne volent pas. Cela peut aussi être une question de qualification. En bref : j’ai le droit de dire que j’ai besoin d’aide, que je suis incertaine ou que ne me sens dépassée par cette situation. Lorsqu’un tel comportement est accepté et établi dans une entreprise, c’est déjà un grand progrès.

Ici les technologies peuvent rendre service : au lieu d’être isolée pour prendre une décision, je peux laisser une autre personne jeter un œil à distance sur le processus, quelque soit son emplacement. C’est bien là une question de philosophie dans l’organisation. Existe-t-il une coopération ou les employés se sentent-ils isolés avec leurs tâches.

En résumé´: L’évolution technologique implique-t-elle donc de faire évoluer notre organisation ?

Oui à chaque fois. Nous devons cependant clairement identifier quoi ou qui influence qui. Devons-nous et notre organisation nous rendre esclaves des technologies ou bien ne devraient-elles pas nous servir ? La numérisation pour ne faire que de la numérisation, ne peut pas être une fin en soi. Nous sommes donc forcés de nous demander quelles sont les options offertes par les innovations technologiques. Nous pouvons alors évaluer leurs avantages : améliorent-elles un processus de travail ? Gagnons-nous en rentabilité ? Nous déchargent-elles de travaux routiniers dangereux ou intéressants ? Pour trouver une réponse intelligente, il est impératif que le dialogue s’instaure entre les chercheurs, concepteurs et utilisateurs.

Mais il faut aussi ouvrir le dialogue au sein même de l’entreprise. Beaucoup de choses fonctionnent uniquement grâce à la bonne volonté des personnes, elles s’identifient par exemple à leur travail ou encore elles veulent réaliser une bonne action. Elles déplacent alors des montagnes si nécessaire pour la réalisation et le maintien du fonctionnement. Les dirigeants ne perçoivent souvent pas les mauvaises décisions technologiques telles quelles en raison d’absence de dialogue.

Toute décision importante doit impérativement impliquer toutes les personnes concernées et non voir les technologies comme acquises, mais bien comme une porte vers une vision commune. La numérisation finira alors par ne plus être considérée comme une menace, mais bien comme le moteur positif du progrès.

Madame Prof Grote, merci beaucoup pour cet entretien.

Crédit photo  : iStock/a-r-t-i-s-t, iStock/maxkabakov