transfer édition 02 | 2018

La centrale de demain

Quelle numérisation pour les centrales électriques ?

Vue de dehors, une centrale au fil de l’eau normale – à l’intérieur, l’avenir numérique de demain ? Dans la centrale électrique Rabenstein au Steiermark en Autriche, la société VERBUND Hydro Power GmbH teste les technologies de pointe dans le cadre de différentes applications, le tout vers une ‹ centrale hydraulique numérique ›. ‹ transfer › vous en donne un avant-goût.

La centrale Rabenstein est une centrale au fil de l’eau sur la Mur, située dans la commune autrichienne Frohnleiten au Steiermark. Mise en service en 1987, elle appartient à la société VERBUND et produit 65 GWh d’électricité par an, soit une centrale moyenne au sein de la société, comme nous l’expliqua Dr Bernd Hollauf au début de notre entretien. Il est le responsable du projet « Une centrale numérique » qui couvre plusieurs années et regroupe de nombreuses options numériques pour les centrales.

L’hydroélectricité s’appuie sur une longue expérience en matière d’automatisation des installations. Il est désormais question de passer à la prochaine étape : « La question clé que nous nous posons dans le cadre de ce projet est : comment simplifier les processus de travail en s’appuyant sur les technologies numériques, afin de les rendre plus efficaces et plus sûrs. Et comment identifier l’état de ces installations robustes pendant leur fonctionnement en vue de déceler les dommages à temps et les éviter ? » Au cœur de ce développement, on retrouve les données, en partie déjà disponibles, soit le « pétrole de demain ». Il s’agit donc de vérifier dans quelle mesure la mise en réseau des installations et celle des centrales au sein du parc de centrales (voir au-delà), peut ouvrir de nouveaux horizons. « Rien de facile, car déjà l’échange ouvert des données de processus entre en contradiction avec les exigences quant à la sécurité des infrastructures critiques. »

Un objectif commun

Ensemble avec les différents services spécialisés, le regroupement présenta ses désirs et idées autour de la numérisation afin de définir ainsi les grands axes du projet. Ces derniers sont cependant voués à évoluer et être complétés. « Nous ne cessons d’apprendre, lors de la mise en pratique et pendant les entretiens avec les employés des autres services », raconte Daniela Schlüsselberger, responsable de l’électrotechnique et des technologies de conduite dans le projet, ainsi qu’adjointe de Bernd Hollauf.

C’est pourquoi des ateliers et tables rondes sont régulièrement organisés pour regrouper idées, expériences jusque-là et connaître les nouveaux thèmes qui émergent.

Une tâche centrale a été de parcourir le marché à la recherche des systèmes disponibles et vérifier leur compatibilité pratique, sans oublier leur évolution possible dans le secteur des centrales hydrauliques. « Les applications des autres secteurs nous inspirent et nous aident à développer de nouvelles idées afin de pouvoir satisfaire nos besoins », explique Dr Hollauf. « C’est exactement ce que nous souhaitons découvrir, pour ensuite récolter les premières expériences dans le projet. »

Dans un premier temps, l’équipe s’est concentrée sur six activités précises : les mesures, la visualisation en 3D des composants clé et des réglages de la centrale, l’utilisation de capteurs intelligents, l'assistance interactive, la mise en place d’un « jumeau numérique » (digital twin) pour certaines parties de l’installation, ainsi que la création d’une plateforme centrale des données en vue d’analyses approfondies. « Nous avons pu rassembler les premières expériences avec des mesures et contrôles autonomes ainsi qu’avec des systèmes d’assistance mobile », note Bernd Hollauf en résumant les résultats obtenus lors de la première phase du projet. Voici donc les thèmes que nous avons approfondis lors de notre entretien.

Enregistrement autonome du fond des cours d’eau

Les mesures régulières gagnent en volume. « Nous cherchons des possibilités afin de les réaliser efficacement sans perdre la précision requise », souligne Hollauf. L’équipe autour de Bernd Hollauf voit ainsi des applications très intéressantes grâce aux mesures sous-marines, comme la mesure des lits des rivières. Encore manuelles, elles pourraient être demain déjà disponibles et prises en charge par des plateformes équipées de technologies de mesure dans l’espace réservé aux eaux : « Ces plateformes parcourent l’espace de retenue directement devant la centrale suivant une route GPS programmée, fournissant un modèle 3D du fond des cours d’eau », comme le décrit Hollauf. Le projet vise à vérifier la praticabilité des systèmes de mesure pour l’application prévue. Mais on attend aussi à l’avenir beaucoup plus de données rendant nécessaire d’adapter les systèmes pour les sauvegarder, analyser et les visualiser.

Des connaissances précises

Les sédiments sont un composant clé dans le système écologique de nos courants d’eau. Cependant lorsqu’ils s’accumulent dans les espaces de retenue, ils envasent leur structure et réduisent la capacité de retenue. « Mieux nous connaissons la composition et la position de ces dépôts, plus nos mesures sont efficaces et préservent mieux l’environnement lors de la désédimentation. En outre, l’érosion du lit des courants d’eau s’écoulant risque d’entraîner des cavités propices aux affouillements. La représentation approfondie du fond des cours d’eau permettrait de mieux évaluer les risques liés à ces derniers.

La technologie nécessaire ici est déjà très avancée. On s’appuie ici essentiellement sur les retours du secteur Offshore. Des systèmes similaires y examinent les fonds des mers, par exemple avant de construire des pipelines. Ces systèmes restent cependant encore chers entraînant un rapport coût/utilité critique. « Mais nous voyons déjà dans ce marché en pleine évolution, que les systèmes deviennent plus légers et plus compacts, réduisant les coûts », rapporte le directeur du projet. Dans la pratique, il faut toujours prendre en compte les exigences de l’exploitation. Les administrations attendent toujours plus de mesures encore plus précises. « Les coûts et le temps nécessaires sont considérables et presque impossibles à prendre en charge manuellement. Nous devons donc continuer à réfléchir dans cette direction », résume Hollauf.

Inspection sous-marine

Presque sortis tout droit de la science-fiction, les ROV, soit des véhicules téléguidés sous-marins, observent les surfaces des aubes des turbines ou les entrefers des roues. La cavitation et l’érosion rongent les aubes, et des entrefers trop importants entraînent des pertes d’énergie. « De telles mesures exigent aujourd’hui un séchage relativement complexe des machines et par conséquent nécessitent de longs arrêts des machines », dit Hollauf. Il s’imaginerait bien l’utilisation de ces véhicules et technologies de mesure issus de l’Offshore dans l’hydroélectricité, en vue de prendre en charge les mesures de haute précision requises.

« Googler » dans la centrale ?

Les ingénieurs voient un autre champ d’application : les systèmes d’assistance mobiles dédiés au personnel opérateur. Daniela Schlüsselberger, responsable de ce secteur dans le projet, nous raconte l’origine de cette idée :

 

 

 

« Un employé sur place est appelé pour une urgence et a besoin des informations correspondantes à cette dernière. Il a besoin de cette information précise, et ce immédiatement et rapidement – et non après avoir parcouru 20 dossiers. »

La solution ne serait autre qu’un terminal regroupant toutes ces informations. Néanmoins : comment le réaliser ? Elle considère que pour une solution d’avenir, il est indispensable de voir les choses en grand, et non pas de se contenter de numériser les versions papier. « Aujourd’hui tout le monde ‹ google ›. La question qui se pose est comment transférer ce principe au monde fermé du travail », explique l’ingénieur. On dépend souvent des connaissances d’un collègue car il s’est déjà chargé de ce travail. S’il est disponible sur le moment, cela ne pose aucun problème. Mais que faire si non ?

« C’est pourquoi nous recherchons un ‹ utilitaire ›, qui nous aide à prendre les bonnes décisions en nous mettant à disposition tout ce dont nous avons besoin », résume clairement Daniela Schlüsselberger. Ce dernier ne regrouperait pas que les plans mais aussi les manuels, instructions, notices, voire des séquences vidéo qui expliqueraient comment résoudre une tâche précise efficacement. Bref : toutes les expériences des collègues. « Chaque installation a ses ‹ particularités ›. Et il faut souvent connaître la bonne astuce pour remplacer un composant. C’est exactement là que cet utilitaire serait intéressant : conserver de telles astuces et les mettre à disposition entre les différents collègues », explique Daniela Schlüsselberger en dessinant le résultat final. D’après elle, cela favoriserait l’échange d’expérience et le transfert des connaissances entre les collègues qui ne se voient pas forcément souvent : « Simplement, sans aucun format rigide - bref à la manière des médias sociaux », complète Schlüsselberger en plaisant.

Au début : les préparatifs

Cette idée exige cependant un gros travail en amont, non seulement pour le format de saisie, mais aussi pour la base des informations. Au bout de 30 ans d’exploitation, la masse d’informations et de connaissances rend toute recherche dans les archives longue et complexe. La base pour une centrale « sans papier » demande un effort considérable. « C’est facile de demander de se servir de tablettes ou de smartphones, mais encore faut-il que ces appareils disposent des données nécessaires », souligne Schlüsselberger.

« Si on se contente d’essayer de représenter un grand plan sur un petit écran, c’est voué à l’échec. Nous devons donc d’abord réaliser de nombreux préparatifs avant de présenter une telle idée dans une centrale. »

Elle imagine ici de pouvoir suivre toute la « vie » de la centrale de manière chronologique. Cela ne s’arrête pas aux pannes, mais doit permettre de voir si un travail similaire a déjà été réalisé ailleurs, par exemple dans une centrale hydraulique parallèle. Une chose est certaine, c’est qu’il faut ici des données d’excellente qualité comme le souligne Schlüßelberger : « Certaines choses existent déjà, mais ne sont encore que ponctuelles. Et souvent, elles se transmettent sous forme de notes écrites à la main, d’un collègue à un autre. Dans le même temps, certaines choses ne sont pas du tout transmises, tout simplement parce qu’on n’y pense pas et les note seulement comme remarque personnelle. »

Une chose est cependant sûre à ses yeux : la convivialité de l’interface et son utilisation intuitive seront tout aussi décisives pour accéder rapidement à de telles informations, et surtout les enregistrer simplement. Pour finir, toute saisie doit être traitée et sauvegardée au bon emplacement. La bonne ‹ gestion › des données reste encore une tâche colossale non résolue.

La philosophie de travail et les craintes

Les réflexions se heurtent à des débats de fond et réveillent les craintes. « On se pose quand même la question de savoir si cela est vraiment ‹ normal › de se déplacer avec une tablette au sein de l’installation et de filmer les processus de travail », remarque Daniela Schlüsselberger. La protection personnelle est également un sujet à clarifier. Ces systèmes impliquent un certain contrôle ce qui pose des questions autour du droit du travail. »

Tous deux s’accordent sur la nécessité de contacter très tôt les futurs utilisateurs et le conseil d’entreprise, afin de les informer régulièrement sur les contenus et la progression du projet, et chasser ainsi les craintes. Ils entrevoient ici déjà les difficultés : « La numérisation est dans tous les médias. C’est pourquoi elle réveille certaines craintes car les articles et reportages l’associe souvent avec la rationalisation, le remplacement de l’homme par des gadgets numériques et la réduction des postes de travail », comme le regrette Hollauf. Expliquer et informer, toujours et encore : « Nous voyons la numérisation avant tout comme une aide pour le travail sur place dans la centrale, afin de continuer à relever les défis de plus en plus complexes. » Notamment les exigences administratives et juridiques, ou encore la modification des influences environnementales auxquelles les exploitants sont soumis, ne cessent de croître. « Avec les avancées technologiques, les activités de mesure et d’inspection vont sans aucun doute augmenter. Dans le même temps, des spécialistes continueront d’être nécessaires pour analyser les résultats », souligne Hollauf.

« À cela vient s’ajouter la tournure émotionnelle que prennent les discussions autour d’un pseudo-contrôle », raconte Daniela Schlüsselberger. C’est pourquoi l’équipe du projet prend soin de s’entretenir largement en amont avec le conseil d’entreprise. « Nous avons clarifié la notion de ‹ numérisation › et régulièrement informé de ce que nous envisagions de faire. »

Communiquer, la clé du succès

Il est ici essentiel que les utilisateurs participent à la conception de leurs nouveaux outils.

« Ce sont ces derniers qui travaillerons avec par la suite, et nous devons donc prévoir ce dont ils ont besoin et couvrir leurs attentes. »

« Leurs interfaces doivent être intuitives et conviviales afin d'inciter les utilisateurs à travailler avec ces outils. Chose essentielle pour l’acceptation sur place. » Certes ces discussions ne sont pas toujours faciles, mais importantes comme le souligne Schlüsselberger : « Les remarques critiques doivent être prises en compte. Elles mettent toujours le doigt sur des points qu’on a passés ou qu’on risquerait d’oublier. Surtout pendant la phase euphorique d’un projet. »

Toute personne qui travaille activement sur le projet, communique et informe l’équipe. « Seulement lorsque nous prenons acte de ces informations, nous pouvons expliquer ce que nous faisons. Nous devons montrer et rendre perceptible ce qu’impliquerait une centrale numérique », souligne Bernd Hollauf. « Nous devons cependant clairement dire que les processus vont devoir évoluer et que nous devons les faire avancer. Nous n’enjolivons rien, mais nous disons clairement ce qu’il en est. »

« Je pense qu’aujourd’hui tout le monde sait que la numérisation n’est pas une nouvelle mode, mais bien une étape vers l’avenir. »

Ensemble vers l’avenir

Nombreuses technologies examinées par l’équipe de Bernd Hollauf se sont déjà établies dans d’autres secteurs - comme les ROV et les capteurs intelligents. « Nous allons les suivre attentivement et essayer de nous les approprier afin de satisfaire nos besoins », résume Hollauf. Il voit les changements structurels nécessaires comme un travail considérable :

« Homogénéiser des centrales hydrauliques d’âges et de standards différents à un même degré de numérisation est un vrai casse-tête, et la connexion des différents systèmes très complexes. »

Au-delà de cela, il voit le facteur humain comme absolument central dans son travail : « Nous ne voulons brusquer personne ni déclencher une avalanche de médias et d’utilitaires numériques. Nous souhaitons glisser progressivement vers la numérisation. Uniquement lorsque les employés considèreront les nouveaux médias comme un outil de travail convivial et utile, ils finiront par ne plus vouloir sans passer, tout comme d’une caisse à outils et de pièces détachées. »

« Jusqu’à quel point une centrale peut et doit être numérique, est un vrai débat auquel il vaut mieux se confronter très tôt et durablement », pense Hollauf. Le projet s’étend ainsi sur plusieurs années et couvre les mises en œuvre dans la centrale pilote ainsi que l’analyse et la planification pour le déploiement dans les autres centrales : « Nous avons ainsi la chance de faire avancer les choses durablement. »

« La numérisation est une façon d’être et de penser. Et surtout pas un sprint unique qui, une fois terminé, est achevé. »

« La numérisation, c’est avant tout une transformation culturelle pour laquelle nous devons adapter notre manière de travailler et sortir des structures existantes. Cela laisse forcément des traces et exige ainsi une certaine sensibilité. Certaines choses dureront plus longtemps jusqu’à leur mise en place. Mais je suis convaincu que nous sommes en bonne voie. »

Projet « Gestion des effectifs »

Alors que la « La centrale hydraulique numérique » expérimente des technologies de pointe innovantes pour l’hydroélectricité, la société VERBUND met déjà en place une autre grande initiative numérique : la gestion des effectifs numérique. La planification et la gestion des travaux d’entretien, renouvellement et modernisation ainsi que les maintenances et contrôles réguliers font appel à des processus complexes. Le projet « Numérisation de la gestion des effectifs » vise à faciliter et accélérer les processus administratifs et opérationnels dans la centrale hydraulique grâce aux nouveaux outils numériques.